Decima, Stories Bones Tell, Anahera
Rock'n'Eat, à Lyon
Date 23 novembre 2022
Chroniqueur Ségolène Cugnod
Photographe Ségolène Cugnod
https://www.rockneat.com

Lyon est une ville connue pour la richesse de sa culture de surface, moins pour celle de sous-sol, pourtant tout aussi digne d’intérêt. Heureusement, des acteurs de l’ombre tels MoonFog Production existent pour faire honneur à cette dernière. En cette saison automnale, et suite à une longue période d’inactivité liée entre autres au Covid, l’association lyonnaise de promotion de groupes de black metal s’associe de nouveau avec sa fidèle salle partenaire qu’est le Rock’n’Eat, pour une reprise en bonne et due forme. Après une première date en septembre avec à l’affiche Akhlys, Fides Inversa et Chaos Invocation, en ce mercredi 23 novembre, c’est au tour de trois groupes locaux d’être mis à l’honneur sur scène en la personne d’Anahera, Stories Bones Tell, tous deux nouveaux venus dans le domaine, et, en guise de tête d’affiche, Decima, qui pour l’occasion prévoit de jouer son premier album à sortir prochainement. Pour ma part, en tant que Lyonnaise fière de sa ville d’adoption, je n’hésite pas une seconde à saisir cette occasion de savourer un plateau local — et d’en faire la promotion !

Anahera ouvre le bal, l’occasion idéale pour ce tout jeune groupe formé il y a juste quelques mois et qui n’en est ici qu’à sa deuxième prestation scénique, de se faire découvrir d’un nouveau public. La prestation démarre dans le calme, sous une douce lumière bleue ciel et le chanteur Pierre Seroux assis en tailleur au sol, comme chantant devant un feu de camp… Cette flamme commence par prendre des allures vacillantes, au travers de la fragilité contenue dans la voix de ce dernier, accompagnée de guitares au son cristallin, avant de progressivement gagner en intensité au fil du set. Progressif, tel est d’ailleurs le terme englobant au mieux le rock tel que le joue Anahera, base à laquelle chacun des cinq membres du groupe apporte sa contribution personnelle. L’on retrouve ainsi beaucoup de mélodies et de technique dans les leads que se partagent les deux guitaristes Laurane Vincent et Mateo C, elle, sérieuse et concentrée à gauche, lui, plus relâché à droite, tout comme dans le jeu de basse d’Étienne Rivet ; beaucoup de dynamisme, aussi, au niveau des coups que porte Baptiste Diodati sur les fûts. Facile d’écoute de par ses mélodies, la musique d’Anahera possède également un aspect plus sombre, apporté par un élément post-black qui vient se coupler au rock progressif, véhiculé en partie par des textes qui « parlent d’obscurité », comme le souligne Pierre ; textes au moins pour partie écrits en français et auxquels la voix du frontman donne tout leur sens. Clair la plupart du temps, par moments saturé, ce chant se révèle dans tous les cas très maîtrisé et apporte tout son relief à des morceaux certes peu nombreux, mais assez longs et riches pour tenir un set. « C’est ça de faire du prog, on fait des morceaux de quinze minutes ! » plaisante le chanteur. Autre originalité à souligner ; l’absence apparemment volontaire de synchronisation sur les mesures de l’un des morceaux, déroutante à souhait !

Anahera

Par la suite, le ton baisse de plusieurs degrés lorsque Stories Bones Tell fait son entrée sur la scène du Rock’n’Eat. Formé en 2020, l’activité du groupe a pris un nouveau tournant seulement cette année, avec la sortie d’une première démo de deux titres ; démo que le quintet compte bien mettre à l’honneur ainsi que d’autres morceaux ce soir, après une première prestation prometteuse bien qu’un peu brouillonne sur la même scène quelques mois plus tôt. Entretemps, le groupe a largement eu le temps de peaufiner son jeu de scène, et le résultat s’en ressent directement. La maîtrise et la coordination sont bien présentes, autant dans le jeu de chacun sur son instrument respectif qu’entre les cinq musiciens dans leur ensemble. À ce niveau, la section rythmique se démarque, le batteur Romain Gudet par son talent pour les blasts lancés à pleine vitesse ainsi que pour son entrain plus qu’évident, Théo Chapuis à la basse et Matthieu Perrin à la guitare, sur la droite, par leur complicité qui fait plaisir à voir. Tous trois apportent un soutien sans faille à Yann Guidez de l’autre côté de la scène et à Alexandr Yermolov au centre. Des cinq membres du groupe, ce dernier se montre le plus habité par sa prestation, révélant une puissance vocale impressionnante derrière son allure en apparence fragile, de même qu’un jeu de scène pour le moins théâtral, c’est le moins que l’on puisse dire… Sans la moindre retenue, il s’effondre à genoux à plusieurs reprises et se fend même d’un rire démoniaque en plein milieu d’un morceau ! Ce jeu un brin excessif, mais jamais au point de choquer, contribue bien au contraire à mettre le jeune homme au cœur émotionnel de la performance de Stories Bones Tell. Aidée de tout cela, la musique du groupe, mélange équilibré de black et de doom metal, en ressort particulièrement poignante et son émotion sincère, au point de marquer durablement plus d’un esprit ce soir-là. Quelques petits soucis techniques interrompent le set en son milieu, heureusement vite résolus, seul incident à relever dans une prestation qui démontre du reste que les os (en référence au nom du groupe) ont décidément de longues et belles histoires à raconter. À quand un album ?

Stories Bones Tell

Chaque ville de France ou presque possède son propre groupe représentant du genre « black metal à masques et capuches ». Pour Lyon, il s’agit de Decima. Trois ans après la sortie de son premier EP, La Grande Oeuvre Humaine, le groupe prépare la sortie prochaine de son premier album et y consacre ainsi toute sa setlist de la soirée. À l’instar de ses camarades de Stories Bones Tell l’ayant précédé sur scène — et avec qui il possède d’ailleurs un certain membre en commun… —, le quatuor devenu quintet a profité d’une reprise progressive de son activité scénique pour peaufiner sa direction artistique… et tout comme pour Stories Bones Tell, le résultat saute aux yeux comme aux oreilles. De prime abord, d’un point de vue visuel et de mise en scène, les cinq hommes imposent le respect, ne serait-ce que par leur dress code, droits et presque hautains dans leurs capes noires et derrière des masques prenant la forme de miroirs supposés, peut-être, renvoyer aux spectateurs leur misérable condition d’humain en plein visage… Le set-up, en fumée et lumière blanche et bleue, ajoute à cette ambiance aussi opprimante que glaciale. Il n’en fallait pas moins pour accompagner une musique qui l’est tout autant… De ce point de vue, Decima a également gagné en force, que ce soit au niveau des mélodies, grinçantes, aiguës et qui ont de quoi coller des frissons dans la colonne, ou à celui des rythmiques, à la fois lourdes et précises. Le tout sur un ton black metal penchant, tantôt vers le black/death, tantôt vers le post-black, toujours en tension. Du côté du chant, le nouveau vocaliste Kolasmos se montre immergé jusqu’au bout de la capuche dans son rôle de frontman et l’assure sans faiblesse, impeccable dans les différentes modulations qu’il donne à sa voix. En outre, en tout set consacré à la découverte d’un futur album oblige, et en accord avec l’ambiance froide et pesante, le rythme se fait constant, sans pause entre les morceaux ni dialogue autre que musical. Malgré cette austérité apparente et la présence des masques, les expressions des musiciens s’imaginent facilement, de la concentration du côté des guitaristes Nihil et Scelus à l’enthousiasme bien mal dissimulé du batteur Deratus, en passant par le bassiste Kairos, très à l’aise sur scène et qui le fait ressentir… Ceci, jusqu’à une fin de set dans la logique du reste, abrupte et sans retour. Dans tous les cas, voilà qui montre qu’après plusieurs changements et hésitations dans la direction à prendre, Decima semble bel et bien s’être trouvé, sur le plan musical comme humain, et est prêt à avancer sur sa voie…

Decima

Nos régions ont du talent, aime-t-on dire en France. À Lyon, en tout cas, la scène metal en a, comme viennent de le démontrer ce soir ses trois représentants que sont Anahera, Stories Bones Tell et Decima, ayant plus ou moins de bagage, tous aussi prometteurs les uns que les autres. Hâte de voir et d’entendre la suite…