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Il est écrit dans le nom du black metal que ce genre est le véhicule de la noirceur du monde déteignant sur l’âme humaine et la corruption qui en découle. Cette noirceur et cette corruption, Råtten les a faites siennes. Un fil conducteur là aussi écrit dans son nom même, à la première syllabe qui évoque les rats et signifiant « pourri » en norvégien, et auquel le groupe offre un premier représentant sous la forme de l’album Roi-de-Rats en 2021. En ce début de nouvelle année, le trio français poursuit sur sa lancée avec la sortie de son second opus La longue marche, précédée de celle de deux extraits en décembre 2023 ainsi que de nombreux concerts ayant donné aux musiciens l’occasion d’en jouer d’autres. Entre deux fosses et le morceau éponyme annonçaient la couleur : noire, bien évidemment, d’une nuance cependant plus claire que sur l’œuvre précédente, plus froide aussi. Un tel constat ne pousse alors qu’à se pencher sur l’étude de ce nouveau nuancier…
À l’image de Roi-de-Rats avant lui, La longue marche s’ouvre sur ses deux morceaux les plus courts, le premier étant également le plus rapide. De par cette stratégie, Råtten assure à ses auditeurs une plongée la tête et les oreilles les premières dans le paysage aux couleurs lugubres de la toile que dépeignent les trois artistes, ces deux titres rassemblant l’essentiel des pigments qui composent cette dernière. À peu de chose près, ceux-ci incluent les éléments à la base même du genre black metal que sont des riffs simples mais faisant leur effet, un duo basse-batterie à la dysrythmie plus fine que brutale et un traitement sonore apportant son relief à l’ensemble mettant en avant, de par son organicité, les aspérités, particulièrement au niveau des guitares ; un type d’approche qui se fait disperser à l’ère des productions policées, et qui là aussi produit son effet.
Les éléments les plus marquants résident toutefois dans les textes et la manière de les déclamer. Du même acabit que les riffs, les premiers révèlent, par-delà leur apparence simple prenant la forme de phrases courtes, voire très courtes et non verbales pour certaines, une plume aussi affutée que raffinée, et surtout très baudelairienne dans le portrait qu’elle dresse du désespoir face à la déchéance de l’humanité qui inspire celui qui la manie, le guitariste Zero. En tandem avec le bassiste Kozlák, il confère à ces textes une interprétation vocale à leur image, c’est-à-dire maladive, écorchée et déchirée ; cyclique aussi, par répétition de phrases au sein d’un même titre ; le tout d’une sincérité telle que leurs cris cinglants transpercent les tympans et le cœur.
Par ailleurs, le black metal ayant évolué et continuant de le faire au fil de nombreuses années d’expérimentations, il est devenu pour ainsi dire une norme pour les groupes s’en revendiquant que de flirter avec d’autres genres ; Råtten et La longue marche ne faisant pas exception, comme le démontre l’écoute. Parmi ceux-ci, le trio emprunte ainsi au doom sur la longue introduction empreinte de lourdeur de Danse macabre, dont le tempo se révèle alors bien moins… dansant que ce que son titre laissait imaginer, de même qu’au stoner sur Les heures sombres, dont le bourdonnement entêtant rend ses cinquante secondes aussi pesantes que longues. L’un des deux extraits promotionnels, Entre deux fosses, semblait déjà quant à lui tirer ses inspirations du DSBM, dont les parties vocales de Zero et Kozlák prennent des airs de complaintes ainsi que les riffs tout aussi plaintifs font sans doute de ce morceau le plus poignant de l’album. Ces incursions au sein de ces genres créent une démarcation claire avec Roi-de-Rats, précédent opus qui, pour sa part, tendait davantage vers des inspirations issues du punk, mais en restant fidèle au même état d’esprit ; sur ce point, Råtten ne démérite pas.
Toujours au sujet de l’inclusion de genres musicaux voisins, s’il est un autre point sur lequel le groupe reste fidèle à lui-même, il s’agit bien de l’importance qu’il accorde aux atmosphères, en témoignent en premier lieu les incursions vers le noise, dont il est adepte depuis ses débuts au travers des samples audio ouvrant et fermant une partie des titres et œuvre du batteur Sid Negativv, tels par exemple le vieil enregistrement grésillant de chant lyrique ouvrant Entre deux fosses, envoûtant et glaçant, ou la boucle infernale fermant le morceau éponyme. Dans cette expression de cette autre facette de sa personnalité de musicien, Sid Negativv met du cœur à l’ouvrage, quitte à avoir la main un peu lourde sur la densité de ses samples par moments — à l’opposé de son jeu de batterie bien plus subtil. Quoi qu’il en soit, par-delà ce léger défaut, ces incursions sonores ajoutent une valeur indéniable à La longue marche en tant qu’album, contribuant autant à la sensation d’oppression qui se manifeste à l’écoute qu’à l’émotion « pure » qui en découle. Ceci, jusqu’à l’outro piano/cordes de Faiseuse d’anges, longue et magnifique piste instrumentale servant de conclusion à l’album, dont la dissonance mêlée de douceur mène à une fin sur une note poétique et contrastée de ce voyage au cœur d’une toile en nuances de noir et gris.
La première évidence qui ressort de La longue marche est que Råtten, en tant que groupe, prend son travail très au sérieux et a à cœur de présenter à son public des productions marquantes. À ce niveau, le soin particulier apporté à la production de qualité se ressent tout au long de l’écoute, au travers de laquelle la volonté de maintenir un équilibre de tous les instants entre pourriture et élégance est là. Toutefois, ressort également de cette écoute un sentiment assez vague d’avoir en face de nos oreilles et de nos yeux une œuvre pas totalement aboutie, comme si quelque chose manquait. Peut-être, en cause, la durée relativement courte de l’album couplée à celle, inégale, des morceaux ou, parmi eux, l’absence de texte. Faiseuse d’anges en aurait pourtant mérité un et l’interprétation allant de pair pour l’étoffer un peu plus… Dans tous les cas, La longue marche est à prendre tel qu’il est, petit bijou noir, fruit d’un talent certes pas encore exploité à son plein potentiel, comme une étape dans le développement de l’identité de son trio créateur, trio qui a bien des choses à exprimer. À écouter dans de bonnes conditions, dans le calme d’une belle soirée et si possible avec un casque, pour en savourer tous les détails…