White Mare
Isle of Bliss
Genre doom/death metal
Pays Suisse/Pays-Bas
Label Symbol of Domination (version numérique)/Negre PanY (version physique)
Date de sortie 28/03/2024

Site Internet

Parmi les musiciens faisant la fierté de la scène metal de la Suisse romande, David Genillard, aka Dave, aka D.G, aka AsCl3, aka Harbringer, se distingue de bien des manières. Possédant au moins autant de cordes à son arc que de noms de scène, l’hyperactif chanteur et claviériste met à profit les années 2020 pour développer de nombreux projets musicaux à l’éclectisme reflétant celui de leur créateur — du death au black metal dont il décompose toutes les composantes atmosphériques et mélodiques, en passant par un peu d’électronique — au travers de la sortie de plusieurs productions. Parmi ces dernières se retrouve celle qui nous intéresse aujourd’hui : Isle of Bliss, premier album de White Mare. Pour ce projet et cet album, qu’il décrit tous deux comme se situant dans la lignée de groupes tels Katatonia et Theatre of Tragedy, David s’est entouré de musiciens de talent et de confiance, en la personne de Thomas « T.W » Wacinski, collaborateur de longue date et cofondateur de Nightshade, à la batterie, et du Néerlandais J.G Arts, fondateur et unique membre de Doomcult, aux instruments à cordes. À partir de là, pour quiconque s’intéressant à la scène helvète et reconnaissant les Pays-Bas comme un des plus grands berceaux du doom/death européen, découvrir le fruit du travail de ce trio constitue une curiosité à laquelle céder…

L’arrivée des vieux jours qui rapproche tout un chacun de l’échéance, le temps qui s’étiole et avec lui les souvenirs, la réalisation, au moment du bilan, d’avoir vécu une vie ponctuée de mauvaises décisions et d’occasions manquées ; voici là des peurs bien universelles, mais pourtant si personnelles à D.G et que le trio White Mare exorcise au travers des cinq morceaux qui composent Isle of Bliss. L’album s’ouvre sur son morceau quasi-éponyme, No Isle of Bliss, inspiré par un épisode de l’Odyssée mettant en scène un voyage de son héros Ulysse au royaume souterrain, territoire des morts. Cette ouverture donne le ton, où se retrouvent peu ou prou tous les codes du genre du doom/death metal, dans un hommage sincère à ce dernier. Appuyés par une batterie frappant un tempo évoquant une marche funèbre, des riffs qui le sont tout autant, assénés par une basse grave et lourde, une guitare grésillante et imprécise, appuient à leur tour la voix écorchée de D.G narrant, davantage que chantant, ses réflexions autour de l’au-delà et de sa quête peut-être vaine de rédemption. La particularité de ce titre et, par là même, de White Mare, réside toutefois dans ses lignes de piano et de clavier. Second instrument de prédilection du frontman après ses cordes vocales, il occupe une place prépondérante autant au sein de l’écriture que de la production, véritable base à laquelle viennent se greffer les autres instruments plutôt que l’inverse. Tous ces éléments combinés accompagnent les auditeurs dans cette littérale descente aux Enfers de plus de douze minutes qui ne tarde pas à prendre des allures d’épopée introspective et mélancolique autour de questions existentielles liées à la mort et de ce qui l’entoure.

Derrière la mise en musique et en mots de cette mélancolie si chère au genre du doom/death que White Mare place au cœur thématique et émotionnel de sa production, le groupe, et plus particulièrement son fondateur D.G, revendique une inspiration trouvant ses sources autant dans le vécu personnel de ce dernier que dans plusieurs œuvres littéraires et artistiques. Bien que la principale reste la célèbre Odyssée d’Homère, des œuvres d’un autre genre viennent s’immiscer parmi les influences. Ainsi, succédant à No Isle of Bliss, Time, the Devourer peint aux couleurs du clair-obscur une nouvelle version du Saturne dévorant son enfant de Francisco de Goya. Ici, alors que le clair se manifeste au travers de longs moments nonchalants dont l’atmosphère est portée par les claviers, toujours aussi envoûtants, et la batterie frappant un rythme solennel — ainsi que par quelques passages en chant clair étouffé — et l’obscur, au travers d’autres moments au ton grave portés quant à eux par les deux types de chant extrême de David, black et death, le morceau prend la forme d’une brillante et cynique métaphore du temps écoulé à jamais derrière nous et qui nous force à ravaler notre fierté, non sans une amertume certaine…

Le morceau suivant et de mi-album, Les Oiseaux de Proie, prend le contrepied de tout ce qu’est Time, the Devourer, prenant à revers l’auditeur par la même occasion. Ceci, d’une part, en reprenant directement le texte de l’œuvre à sa source — le poème du même titre de Leconte de Lisle —, d’autre part en étant davantage centré sur les guitares et la batterie. En résulte un morceau qui peut sembler étrangement terre-à-terre, notamment par rapport à son texte évoquant des créatures célestes… jusqu’à un dernier tiers chargé en émotion, porté ici par le sublime et subtil duo plaintif que forment les guitares et le violon, assuré le temps de ce titre par Mélodie Pican, ayant déjà collaboré avec D.G sur son projet Duthaig. Morceau de la croisée des chemins, Les Oiseaux de Proie devient aussi, de par son traitement, celui de tous les paradoxes. Seule adaptation directe d’une ouvre existante, qui plus est seul texte en français au milieu d’autres tous écrits en anglais, il trouve le plus grand d’entre eux et, par là même, sa plus grande valeur, dans l’interprétation très personnelle qu’offre D.G à une histoire pourtant signée d’une main autre que la sienne et qui fait de ce sonnet une ode à la vie perdue au milieu d’hymnes à la mort. Très agréable à l’oreille, également, que l’élégance virtuose de la basse de J.G Arts sur le dernier tiers, magnifique !

Après ce détour par la poésie française, l’Odyssée fait son grand retour et, avec elle, les thématiques plus sombres, sur les deux dernières pistes d’Isle of Bliss, To Rest at Last et The White Mares’ Procession. Liés par cette source d’inspiration commune, ces deux morceaux le sont aussi par les moyens que met White Mare au travers d’eux pour mettre en musique la déchéance de l’esprit. De cette manière, les guitares implorantes se joignant au clavier high key sur To Rest at Last figurent le chant des sirènes tentant d’attirer dans leur étreinte mortelle un Ulysse désabusé et fatigué de ses luttes, en quête d’un repos plus que mérité. En accord avec cette image d’un navire à la dérive, la piste se conclut par un message en morse, indéchiffrable pour le commun des mortels mais très pessimiste selon les dires de D.GThe White Mares’ Procession fait quant à lui usage de chœurs éthérés et d’un duo guitare/basse aux mélodies planantes pour mettre en scène d’un point de vue détaché Pénélope, l’épouse d’Ulysse, voyant ses souvenirs s’étioler au fil de la toile qu’elle tisse et défait inlassablement de jour en jour, dans l’attente vaine du retour de son mari perdu en mer ; métaphore évidente de la démence sénile. Dans un cas comme dans l’autre, des sons de cloche se font entendre, ceux du glas tant redouté annonçant l’inéluctable échéance… De ces deux histoires qui se suivent et en deviennent indissociables ressort en tout cas une ambiance maritime et pesante, marquée de la résignation face au destin, mais aussi, et aussi étonnant que cela puisse paraître, un petit espoir, celui de parvenir, après tant de tribulations, à une île où enfin trouver la paix à la fin du voyage…

Produire une œuvre tout à la fois profondément personnelle et porteuse de thèmes et messages très universels constitue un pari compliqué à tenir, à n’en pas douter. À n’en pas douter non plus, White Mare relève ce défi haut la main en sortant avec Isle of Bliss un album qui brille par sa justesse, aussi bien dans le traitement qu’il fait des luttes intérieures de l’être humain au travers des mythes grecs et autres que dans l’émotion que véhiculent les trois membres du groupe au travers de leurs talents combinés. Est-ce pour autant que cet opus parlera à tout le monde ? Là encore, à n’en pas douter, Isle of Bliss n’est pas un album facile d’accès, et il y a fort à parier que son écoute ne laissera pas indemne plus d’un qui s’y risquera. Les amateurs de doom/death peuvent cependant y aller les yeux fermés — et l’esprit bien ouvert —, assurés de l’amour et du soin que porte le trio à ce genre à la poésie funèbre. Reste à présent à découvrir une éventuelle prestation scénique de White Mare, histoire de ressentir au plus près cet amour… Dans tous les cas, l’auditoire se doit d’être averti avant de se lancer dans ce voyage ; il pourrait bien, après tout, être un aller sans retour.