Bonjour Oleksandr ! Tout d’abord, merci beaucoup d’avoir pris le temps de répondre à mes questions. Peux-tu présenter le groupe pour ceux qui ne vous connaissent pas encore ?
Bonjour à tous ! Nous sommes Vøvk, un groupe originaire de Kiev, en Ukraine, jouant une musique à la croisée du rock progressif et du post-hardcore. Nous mélangeons énergie brute, chaos et récits surréalistes. Notre musique déborde de riffs puissants, de signatures rythmiques complexes et de voix qui passent du murmure fragile aux cris féroces. C’est poétique sans prétention; lourd, mais jamais oppressant – une musique qui parle davantage par la texture et l’émotion que par les mots.
J’ai lu dans votre dossier de presse que vos influences vont de Talk Talk à Mastodon, en passant par Genesis et King Crimson. Sur Litera, vous alternez entre des moments puissants et rageurs et des passages plus atmosphériques. Réfléchissez-vous consciemment à cet équilibre lorsque vous écrivez ou cela se fait-il naturellement à cause de vos influences ?
C’est un mélange des deux. Au départ, cela se produit naturellement — nos influences et nos instincts nous guident. Mais à mesure que nous affinons une chanson, nous façonnons consciemment cet équilibre, en nous assurant que l’émotion, l’idée et le son servent la chanson de manière égale.
La principale leçon que nos artistes favoris nous ont enseignée est que nous servons, en priorité, tous la chanson. Bien évidemment, nous transmettons notre caractère et personnalisons la musique, mais la chanson passe toujours en premier.
Tout commence par un équilibre entre l’idée, le premier riff et la toile émotionnelle. Parfois, l’un de ces éléments influence les autres. Le format trio affecte aussi l’écriture : chacun de nous a sa propre responsabilité; chaque note compte, il n’y a nulle part où se cacher — et cette vulnérabilité permet à la musique de “respirer”.
Je mentionnerais également Tool, pour les parties de guitare complexes, et The Ocean pour l’intensité viscérale. Peut-on dire que ces deux groupes vous ont influencés d’une manière ou d’une autre ?
Pour The Ocean, c’est une observation très juste. Leur musique a fortement influencé notre perception de la structure et de la complexité instrumentale. Ils ont constitué une de nos inspirations depuis notre premier album. En ce qui concerne Tool, l’influence est surtout rythmique. Notre batteur est un grand fan du groupe, même si son impact n’est pas aussi évident dans l’écriture elle-même. Néanmoins, c’est gratifiant de savoir qu’un peu de cet esprit se ressent dans notre musique.
J’ai trouvé Litera plus progressif et structurellement complexe, tout en étant plus lourd et sombre que votre précédent album, qui me semblait plus orienté rock alternatif. Est-ce une évolution délibérée ou une conséquence, volontaire ou non, de la guerre ?
Je pense que les deux affirmations sont vraies. Cela fait presque six ans depuis la sortie de notre premier album, et nous avons naturellement évolué — en tant que personnes, dans nos goûts et dans notre vision de ce que doit être notre musique. Comparé à Lair, plus exploratoire, Litera représente une conscience de qui nous sommes et de ce que nous voulons exprimer : dynamiques plus denses, structures plus affinées et sens plus fort de catharsis. Quant à l’influence de la guerre, même si la base musicale de la plupart des morceaux avait été écrite avant le conflit, c’est en temps de guerre qu’ils ont grandis et se sont « musclés ». Nous ne pouvons ignorer la réalité ; elle nous façonne inévitablement. C’est la responsabilité de l’artiste de traduire cette expérience. Après tout, plus on essaie de fuir la réalité, plus elle nous poignarde dans le dos.
Comment est née votre collaboration avec Johannes Persson de Cult of Luna et pourquoi l’avoir choisi lui ?
Dès le départ, nous avons senti que cette chanson avait besoin de quelque chose de spécial — quelqu’un avec une voix distinctive et une véritable profondeur émotionnelle. Nous savions que Promin portait un sentiment de soutien et d’unité, et Johannes semblait être la personne parfaite pour l’incarner.
Pour nous, cette collaboration va au-delà de la musique. Johannes est une figure importante de la scène heavy moderne, mais ce qui compte vraiment, c’est que sa participation a aussi été un acte de soutien conscient envers l’Ukraine. Il comprend réellement le contexte de la guerre et pourquoi il est important que les voix ukrainiennes soient entendues dans le monde.
D’habitude, Johannes chante en anglais lorsqu’il participe à des collaborations. Cette fois, chanter en ukrainien l’a sorti de sa zone de confort : cela lui a offert une nouvelle expérience et a rendu cette collaboration unique dans son parcours.
Pour nous, cette collaboration n’a jamais été juste une expérimentation. C’était un geste de solidarité. Nous lui avons expliqué chaque ligne, chaque nuance des paroles, et fourni une traduction complète pour qu’il puisse vraiment saisir l’émotion, ce qu’il a parfaitement réussi.
Vous avez invité plusieurs autres artistes ukrainiens à participer à l’album. Comment les avez-vous choisis et pourquoi ?
Toutes les parties des chœurs ont été enregistrées par quatre chanteurs issus de groupes d’amis proches en Ukraine : Yehor Pavliuchkov (Zwyntar – dark-folk/country), Oleksii Bohomolnyi (Omana – grunge/alt rock), Artem Dudko (Straytones – psychédélique/garage rock) et Serhii Dudko (Svitaie – indie rock/indie pop). Il était important pour nous d’inclure des voix uniques de personnes que nous connaissons et admirons. Même si on ne peut pas les distinguer individuellement, on ressent leur énergie et leur charisme collectif dans le chœur.
Sur Leleka, la partie parlée est assurée par Maksym Chukhlib (Doky Ye Chym Dykhaty – chanteur/compositeur, rock acoustique/alt).
Sur Okean figure Anton Slepakov (iDMG, VGNVG, Warнякання), une figure clé de l’underground ukrainien depuis l’indépendance du pays. Sa voix distinctive et perçante impose une écoute attentive. Anton a écrit et interprété son propre texte, qui devient le rideau final de l’album, reliant parfaitement tous les thèmes abordés.
Autre point important : trois de nos artistes invités servent actuellement dans les forces armées ukrainiennes.
Sur votre précédent album, vous chantiez en anglais, mais cette fois vous avez choisi votre langue maternelle. Était-ce une décision évidente pour vous ?
Avec ce nouvel album, nous avons pris la décision consciente de chanter en ukrainien. Nous savions que c’était un risque, mais la meilleure surprise a été de réaliser à quel point la barrière linguistique était ténue. Nous découvrons constamment des auditeurs dans le monde entier qui se connectent à l’émotion, même s’ils ne comprennent pas les mots.
Nous croyons en un monde multiculturel rempli de traditions et de voix incroyables. Nous avons tous grandi en aimant la musique en anglais, mais nous ne voulions pas devenir juste un autre groupe qui sonne comme d’autres.
Vos paroles font souvent référence à la nature — métaphore de la lutte du peuple ukrainien et des conséquences de la guerre — mais elles semblent aussi témoigner d’une conscience écologique. Vous sentez-vous personnellement concerné par l’écologie et la protection de l’environnement ? Auriez-vous exploré ces thèmes s’il n’y avait pas eu de guerre ?
Pour être honnête, je n’ai pas pu me rendre dans les forêts autour de Kiev depuis trois ans — elles ne sont toujours pas entièrement déminées après les combats. Beaucoup de zones éloignées du front restent contaminées par des mines et des obus non explosés. Une des plus grandes forêts de l’est de l’Ukraine, la forêt de Serebrianskyi, a été presque complètement détruite par les combats constants.
Les champs du sud, habituellement semés de récoltes, sont soit dévastés, soit encore minés. Les gens tombent sur ces explosifs et perdent la vie, et il en va de même pour les animaux.
Deux chansons de l’album abordent directement la tragédie de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, détruite par les forces russes, provoquant un désastre écologique massif. Des milliers de vies humaines et animales ont été perdues, et l’écosystème de la région a été dévasté. Pour l’Ukraine, c’est la deuxième plus grande catastrophe artificielle après Tchernobyl.
Vos paroles auraient-elles été aussi sombres sans la guerre ?
C’est difficile à dire. Nous vivons une réalité qui façonne nos émotions et raconte ses propres histoires. Peut-être que dans des temps plus lumineux, nos paroles auraient été plus lumineuses aussi. Écrire sur l’horreur sans l’avoir vécue ne semblerait pas honnête.
Il y a pourtant un fort sentiment d’espoir et une forme de paix intérieure dans les passages les plus éthérés de votre musique. Qu’est-ce qui vous permet de conserver cet espoir malgré tout ?
Peut-être que c’est quelque chose de culturel, ancré en nous depuis longtemps. Notre peuple a toujours traversé la souffrance : passé colonial, famines, guerres mondiales, difficultés de la transition post-soviétique… Pourtant, nous n’avons jamais perdu espoir, la volonté de lutter ou notre sens de l’humour.
Sans espoir, il n’y a aucun sens à se battre. Peu importe la noirceur de la musique ou des paroles, nous voulons toujours laisser passer un rayon de lumière. L’avenir peut être meilleur, mais seulement si nous acceptons nos blessures et trouvons la force de continuer.
Parlons un peu de la scène rock et metal ukrainienne. Quel est l’état actuel de la scène metal et progressive en Ukraine ? Les gens vont-ils encore aux concerts ou la peur prévaut-elle parfois ?
Il n’y a plus de scène au sens occidental ; il existe plutôt des réseaux de musiciens partageant la même vision, vivant des vies ordinaires mais continuant à jouer grâce aux soldats tenant le front. Aujourd’hui, presque chaque concert n’est pas seulement un événement culturel ou de divertissement, c’est aussi une action bénévole pour soutenir l’armée. Pour nous, la réalité quotidienne de la guerre façonne également la vie culturelle. Les gens se réveillent la nuit à cause des sirènes, vont travailler le matin, suivent les nouvelles du front à midi, s’inquiètent pour leurs proches… et le soir, ils vont à un concert ou à une pièce pour collecter des fonds. Parfois, un spectacle est interrompu par une sirène, et les gens rentrent simplement chez eux. Ce paradoxe — peur mêlée à la routine — fait désormais partie de la vie quotidienne.
Votre musique a la capacité de toucher un large public. Vous sentez-vous connectés à la scène rock ou metal ?
Nous faisons de notre mieux pour partager notre musique à un public plus large, mais ce n’est pas facile tant que nous sommes encore en Ukraine. Nos dernières tournées européennes datent un peu, donc il est difficile d’évaluer la force de notre connexion à la scène mondiale.
En raison de la loi martiale, il est très difficile de planifier des tournées à l’étranger ; or, tourner est le meilleur moyen de toucher de nouveaux auditeurs. Nous aimerions jouer dans les grands festivals européens et nous frappons à toutes les portes pour y arriver. Nous espérons également que les auditeurs actifs et les supporters nous aideront à atteindre cet objectif.
Je n’imagine pas ce que cela représente de vivre dans un pays en guerre, mais cela doit complètement transformer le quotidien : il faut s’adapter, trouver de nouvelles façons de vivre et de créer, et se soutenir mutuellement. Qu’est-ce que ce conflit a changé pour vous en tant que groupe de rock ?
La leçon de vie la plus importante que nous avons apprise, c’est de vivre selon ce principe : si ce n’est pas maintenant, alors quand ? Demain pourrait ne jamais venir.
Vous continuez malgré tout à jouer et même à tourner un peu en Ukraine et en Europe. Quels types de défis rencontrez-vous dans cette situation ?
L’enregistrement de l’album a été semé d’embûches : changements de line-up, pandémie, puis invasion à grande échelle. On peut s’habituer au son des sirènes, mais jamais à la frustration qu’elles provoquent. Une répétition peut être reportée parce que quelqu’un doit aider sa famille ou parce qu’il n’a pas dormi après une nuit de bombardements. Parfois, il n’y a pas d’électricité chez soi ou au studio ; impossible donc d’allumer un ampli ou un ordinateur. Nos premières sessions ont eu lieu pendant des attaques massives et des coupures de courant, donc les progrès ont été lents, surtout lors du mixage. Mais nous avons tenu bon. Roman Bondar est un vrai professionnel passionné : grâce à sa patience et notre persévérance, l’album a vu le jour malgré tout.
Avez-vous des stratégies pour continuer à répéter, enregistrer ou produire malgré les interruptions ? Quels sont vos plans à court et long terme pour le groupe ?
“Stratégie” implique généralement une vision à long terme ; et malheureusement, nous n’avons pas ce luxe. Nous nous adaptons simplement à la réalité du moment. Il y a toujours une solution, mais dans ces circonstances, rien n’est jamais deux fois pareil. L’essentiel est de ne pas perdre l’envie de continuer à faire ce qu’on aime. À court terme, nous prévoyons de tourner en Ukraine, de prendre une courte pause après la sortie de l’album et de commencer à rassembler des idées pour de nouvelles chansons. Nous espérons que l’écart avant le prochain album sera cette fois beaucoup plus court. Et bien sûr, rester en vie.
Comment organisez-vous les concerts et trouvez-vous des salles ou des dates ?
Il reste peu de salles en Ukraine où les groupes peuvent jouer. C’est une conséquence directe du déclin économique provoqué par la guerre. Beaucoup de personnes combattent, beaucoup ont quitté le pays, et les salles ferment ; il est donc très difficile de rassembler un public. Alors que dans d’autres pays on annonce une tournée six mois à l’avance, ici, c’est souvent un mois avant le premier concert, et tout peut changer du jour au lendemain. Il est particulièrement important pour nous de jouer dans les villes proches de la frontière russe ou du front. Peu d’événements majeurs s’y déroulent, mais les gens ont toujours faim de culture et cela compte beaucoup pour nous. Pour les concerts à l’étranger, à cause de la loi martiale, nous ne pouvons quitter le pays qu’avec un permis spécial du ministère de la Culture, ce qui complique encore la planification à long terme. L’année prochaine, nous aimerions jouer quelques concerts à l’étranger mais, pour l’instant, ce n’est encore qu’un projet lointain.
Comment l’album a-t-il été accueilli, en Ukraine et à l’étranger ?
Il existe une scène heavy locale très forte en Ukraine — notamment metalcore — et, à l’autre extrême, une scène indie rock/indie pop florissante. Nous nous situons quelque part entre les deux, parfois un peu en marge. L’album a été très bien reçu, avec beaucoup de retours sincères et enthousiastes. Nous avons mis beaucoup d’efforts pour rendre cette sortie belle et réfléchie jusque dans les moindres détails ; une sorte de célébration pour ceux qui apprécient ce niveau d’investissement… en gros, pour les “nerds” comme nous ! (rires) À l’étranger, la réaction a également été très positive. Pour les curieux, nous avons fourni beaucoup d’explications en anglais pour aider à plonger pleinement dans l’univers de l’album. Cela nous touche profondément quand notre musique résonne chez des personnes qui ne parlent même pas ukrainien.
Ressentez-vous une pression particulière en tant qu’artistes ukrainiens ? La guerre a-t-elle ouvert des opportunités artistiques inattendues ?
La seule pression réelle que nous ressentons est celle des circonstances dans lesquelles nous vivons.
Honnêtement, l’intérêt mondial pour la culture ukrainienne qui a surgi en 2022 a rapidement diminué. En réalité, la guerre a enlevé bien plus d’opportunités qu’elle n’en a créé, en plus de détruire les vies et carrières de nombreux musiciens ukrainiens qui construisaient leur chemin depuis des années, tant en Ukraine qu’à l’étranger.
Voyez-vous un rôle pour la musique, la vôtre en particulier, dans la reconstruction culturelle et sociale du pays après la guerre ?
Je pense que ce processus a déjà commencé, quelle que soit la fin de la guerre. Chaque musicien, quel que soit son genre musical, qui comprend l’importance d’exprimer des sentiments sincères à travers l’art contribue déjà à la culture. Nous en avons assez de vivre à travers des “temps historiques”, mais nous savons que nous devons y laisser notre empreinte. La culture est le socle de la civilisation, et les artistes doivent la faire avancer. Même un petit groupe de rock peut le faire — et pas seulement en Ukraine. Partout dans le monde, les gens peuvent le faire, et nous croyons que beaucoup le font déjà.
Enfin, y a-t-il quelque chose que vous aimeriez dire à nos lecteurs ?
Dans les coulisses, nous avons travaillé dur pour créer une toile musicale cohérente et immersive, pleine de sentiments, de sens et de métaphores. Nous voulions inviter les auditeurs à la vivre non seulement musicalement, mais aussi visuellement. Nous espérons sincèrement que cette histoire résonnera dans des cœurs ouverts et sincères. Nous sommes profondément reconnaissants pour tout l’amour et l’attention que les gens portent à nous et à notre musique — cela signifie beaucoup. Encore plus précieux est le soutien envers l’Ukraine en ces temps difficiles. Beaucoup de pays sont devenus une seconde maison pour nos amis qui ont perdu la leur, et cette gentillesse ne peut être sous-estimée.
Nous espérons sincèrement qu’un jour nous surmonterons tous les obstacles et jouerons pour des auditeurs dans tous les coins du monde pour partager nos émotions, nos réflexions et notre énergie en live.









