Bovary
Par amour du vide
Genre black metal dépressif
Pays France
Label Remparts Productions
Date de sortie 07/04/2023

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Les œuvres les plus personnelles sont bien souvent celles qui prennent du temps à se dévoiler aux yeux du monde. Ainsi, pas moins de quatre années se sont écoulées entre la sortie de la seconde démo de Bovary et celle de son premier album. Un temps qui a dû paraître bien long pour le public que le groupe s’est peu à peu constitué au sein de la scène DSBM, mais nécessaire à ce dernier pour effectuer quelques ajustements au niveau de son line-up et peaufiner ses compositions en conséquence. Le fruit de ce travail de longue haleine, accompli main dans la main avec le jeune label Remparts Productions, voit enfin le jour au retour des plus beaux, le 7 avril 2023, sous le titre Par amour du vide. Derrière ce titre énigmatique, la formation qui trouve ses racines dans le désert embrunais a dissimulé de nombreux secrets, unissant les influences de Psychonaut 4 et Amesoeurs à son thème de prédilection qu’est la féminité sous toutes ses formes, à la croisée des chemins…

En accord avec une tradition présente depuis la première démo de Bovary, l’album s’ouvre sur une introduction éponyme — moins étendue en longueur que ce à quoi le groupe a habitué ses auditeurs cependant. Prenant la forme d’un discours (ou d’une lettre) sur fond de cris désespérés, elle dévoile ce qui constitue deux des piliers de l’opus. Au travers du triton et du tremolo des guitares en forme de boucle, le cycle vicieux des addictions ; au travers de son texte, l’un de ces fléaux qu’est l’anorexie, addiction sans objet représentée par sa personnification Ana incarnée par la voix de Sotte, égérie des visuels de l’album. L’homonyme Ana et ses riffs simples et puissants, dans un esprit mêlant punk et post-rock, ainsi que les cris déchirés de la frontwoman Petri Ravn clamant un texte qui l’est tout autant, prennent immédiatement le relais pour approfondir l’un comme l’autre thème. Par cette entrée en matière directe et simple sans être simpliste, Bovary tranche dans le vif du sujet ainsi que l’âme de son audience, qui ne s’en trouve ainsi que mieux préparée au chamboulement que représente le deuxième titre, Bénies soient les putains. Prenant son temps où son prédécesseur allait droit au but — sa durée approchant les neuf minutes en faisant le morceau le plus long de l’album —, planant et lancinant où ce dernier se veut dépouillé — aspect appuyé par la présence discrète d’un synthétiseur en fond —, les deux titres véhiculent néanmoins la même rage vindicative et désespérée ainsi qu’une forme de sacralisation des addictions, portée à la fois par des textes clamés tels des mantras religieux par les cris d’oiseau blessé de la frontwoman et les motifs de boucle omniprésents dans les riffs et mélodies. Prenant le parti de phrases plus élaborées où Ana se contentait de poignées de mots jetés au vent et au feu, Bénies soient les putains fait usage de celles-ci pour créer une ode à un autre thème fortement lié au féminin, celui de la prostitution et du prix à payer pour assouvir une sexualité contrariée ; l’occasion de souligner les vertus oubliées de celles que l’on appelle péjorativement les filles de joie…

En vérité, l’opposition polaire de ces deux premiers morceaux représente bien à elle seule toutes celles qui régissent Par amour du vide ; entre le masculin et le féminin représentés par les deux hommes et les deux femmes composant le groupe, bien sûr, mais aussi entre les émotions qui traversent l’esprit au long des quarante-cinq minutes d’écoute. Dans le but de retranscrire cette multiplicité, Bovary et son entourage n’hésitent pas à mettre en œuvre des moyens tout aussi multiples, quitte à prendre le risque de perdre son public dans quantité de contradictions. À ce titre, la quatrième piste, Celui ou celle, dénote au milieu — littéral — de toutes les autres, ceci sur bien des points. En effet, de par la volonté de Bovary de donner voix au chapitre à des intervenants extérieurs, elle résulte du fruit de la collaboration du groupe avec son directeur artistique Jacques Routaboul, un texte écrit par ce dernier venant se greffer à une composition commune et trouvant son interprète en la personne d’Isidore de Palsuie, fondateur du projet La Nuit qui Tombe — Jacques Routaboul ne pouvant assurer la tâche lui-même. En surface, Celui ou celle est le théâtre de la confrontation des identités : d’une part, celles masculine et féminine au travers de son texte racontant l’histoire vraie d’une jeune femme transgenre ayant mis fin à ses jours, interprété par une voix masculine en opposition à celle de Petri Ravn, d’autre part, celles de tous les individus impliqués dans sa création. La construction même du morceau est à cette image, déstructurée et multipliant les ruptures et revirements. Au-delà de ces considérations, cependant, Celui ou celle se révèle en réalité le résultat d’une équation complexe, addition de toutes ses parts ; les motifs de boucle de Bovary prenant une forme tordue pour servir de base à une prose rédigée sur le vif clamée par la voix maladive d’Isidore de Palsuie. Le tout assemblé évoque alors un sentiment de panique, celui ressenti, probablement, par la jeune femme transgenre dont parle le texte, rattrapée par ses vieux démons et un isolement extrême… Ainsi, par-delà son statut de morceau « qui dénote », Celui ou celle fait figure d’œuvre collective, dont chacun sera libre de juger si elle trouve sa place, ou non, au milieu des autres plus personnelles.

Après cette parenthèse chaotique, un retour aux fondamentaux s’opère sur Dialogue amputé. Cette ballade chargée en mélancolie constitue le véritable point médian de Par amour du vide, où se joignent les énergies masculine et féminine au cœur de Bovary, trouvant leurs racines chez les deux fondateurs du groupe que sont Étrange Garçon et Petri Ravn. Les mots simples du premier trouvent leur place par-dessus l’intrication complexe des tritons, œuvre de la seconde, laquelle leur donne vie au travers de son interprétation. Les voix des deux protagonistes se répondent sur un passage de quelques phrases qui achève de donner son sens au titre. Cependant, ce sont d’autres passages, quasiment dépourvus d’instrumentation — parmi lesquels le couplet final —, qui retranscrivent au mieux la tragédie relatée par le morceau. Sans appui musical ou presque, la voix de Petri Ravn y ressort dans ses aspects les plus organiques, plus déchirée et déchirante que partout ailleurs. En retrait sur les précédentes productions du groupe, celle qui en a pourtant toujours été le pilier de par sa fidélité et sa constance se voit mise en avant comme il se doit en assumant pour la première fois le rôle de frontwoman et se montre plus que digne de ce rôle grâce à un talent d’interprétation qui lui permet d’insuffler sincérité et authenticité dans des mots venant d’un autre auteur.

En ce qui concerne ses propres mots, Salomé, de son vrai prénom, les laisse couler sur le titre qui suit, Sans moi. Troisième morceau entièrement de sa plume musicale et littéraire après Automne sur la première démo et Arsenic sur la seconde, conformément à une tradition propre à Bovary sur chaque production — hors les intros éponymes —, il est toutefois le premier où elle fait usage de toutes ses cordes, au sens littéral comme figuré. Cet espace d’expression constitue l’occasion pour la nouvelle frontwoman, non seulement de cimenter encore davantage son statut de pilier du groupe, mais également d’exploiter l’éclectisme de ses influences, ces dernières s’étendant du milieu jazz et blues, dont Petri Ravn est entre autres issue, au post-rock dépressif de Psychonaut 4 et dans une moindre mesure à Alcest, d’un point de vue vocal notamment. Pour faire coexister ces différentes influences, à l’image de Celui ou celle plus tôt, l’écriture multiplie les ruptures ; ces dernières ayant de quoi prendre au dépourvu, surtout lorsque la raucité du black metal laisse place à un solo de guitare blues planant… De cette façon, toujours à l’instar de Celui ou celle, Sans moi apparaît comme un morceau dont la complexité s’apprivoise au fil de plusieurs écoutes, révélant un hommage aux racines blues du black metal aussi juste que violemment touchant.

Après cette mise en avant individuelle, les forces s’unissent à nouveau sur l’avant-dernière piste, Bonheur léthargique. Après une première moitié de morceau plutôt classique et linéaire, la seconde prend la forme d’une montée en puissance dont les quatre musiciens profitent pour donner le maximum sur cette dernière ligne droite. Les motifs de boucle qui font le cœur de Par amour du vide sont ici poussés à leur paroxysme, autant du côté des motifs musicaux que du texte, les deux se répétant au point d’en rester dans la tête. Le crescendo s’effectue sur le second, une poignée de phrases récitées par Étrange Garçon appuyé par des injonctions (« Réveille-toi… ») (dés)incarnées par la jeune bassiste Loïs, tous deux passant des chuchotements inquiétants aux cris déchirés (« Réveillez-vous ! ») ; Petri Ravn et ses cris écorchés achevant sur la fin de transformer cet autre mantra quasi-religieux en diatribe désespérée et d’enfoncer le dernier clou du cercueil du peu d’espoir qu’il pouvait rester à l’auditeur après cela…

« Oh, c’est dur d’entendre ça ? » avait pourtant prévenu Sotte dès l’introduction…

À propos de Sotte, elle qui avait ouvert l’album fait son retour pour en faire la clôture en posant sa voix chantée sur une reprise de la célèbre chanson Mon amie la rose inspirée de l’interprétation de Françoise Hardy, dans une version mêlant néo-folk et black metal. Le pari est audacieux au vu du nombre d’arrangements à effectuer et d’autant plus pour qui sait que la demoiselle est issue du noise et du rap alternatif… mais que le groupe et Sotte, comme l’on aura tôt fait de le constater, relèvent sans encombres, l’un comme l’autre insufflant des touches toutes personnelles à ce classique de la chanson française. La jeune bruitiste y incarne par sa voix la fragilité et l’élégance propres à la fleur des poètes ; une voix tout en nuances et sans filtres ; essoufflée et par moments un peu froissée ; qui trouve son charme dans ses imperfections. Qui a dit, après tout, que les pétales d’une rose devaient être lisses ? Et puisqu’une rose ne va pas sans épines, les quatre membres de Bovary leur donnent vie dans le dernier tiers de la reprise, à grands renforts de blasts et de fry screams qui finissent par prendre le dessus sur la voix de Sotte avant une fin a cappella. Ainsi sur cette version inédite de Mon amie la rose se conclut Par amour du vide. Après seulement huit pistes, cette fin arrive certes abruptement ; toutefois, pouvait-on imaginer plus percutant que de conclure l’album sur un hommage à ce symbole de la féminité si cher à Bovary ? En outre, bien plus qu’une égérie, Sotte se dévoile celle qui encadre l’album, la douceur de son incarnation de la rose sur ce final se faisant contrepoint au cynisme cruel d’Ana sur l’introduction. L’ultime motif de boucle est bouclé.

Après écoute, le recul qu’impose la retombée de la tempête émotionnelle dans laquelle embarque Par amour du vide soulève une autre question : que représente ce premier album pour un groupe encore jeune tel Bovary ? Les deux premières productions du groupe, si elles recelaient déjà quelques qualités non négligeables, avaient contre elles le fait d’être sorties à une période où le groupe se cherchait encore et à trop peu de temps d’intervalle, résultant en une direction artistique mal définie. Il ne fait alors nul doute que les quatre années séparant la sortie de ces deux démos et celle de Par amour du vide ont permis aux membres du groupe de développer la maîtrise de leurs instruments tout comme celle de leur musique, une évolution qui se ressent à chaque instant de l’album. À ce niveau, il convient de souligner les performances du batteur Bastien Marcelli, sans doute celui qui a effectué la plus nette progression, ayant gagné en précision et versatilité, et de la nouvelle venue à la basse, Loïs, qui a très vite pris ses marques en dépit de son peu d’expérience. Le travail effectué par le label Remparts Productions, première signature officielle de Bovary après des débuts autoproduits, témoigne aussi d’une progression en matière de qualité sonore, dont la méticulosité met en avant le rôle essentiel de chacun. In fine, Par amour du vide représente un grand pas en avant pour Bovary à tous les niveaux. Bien que certains choix puissent être questionnés, tels l’aspect très propre du son ou le fait de caler autant de voix différentes — pas moins de cinq — sur un espace aussi limité — pas plus de huit titres —, ceux-ci participent, à leur échelle, à la construction de l’identité du groupe. Bovary s’est trouvé ; ne lui reste qu’à explorer les nouvelles voient qui s’ouvrent à lui, à la croisée des chemins…